La colonisation est un phénomène d’expansion de certaines sociétés qui ne la justifient pas de la même manière.
En France :
À la fin du XIXe siècle, il y a trois raisons essentielles qui justifient de relancer la colonisation et de l’étendre aux continents africain, océanien et asiatique :
« Victor Hugo, victime des idéaux colonialistes de son époque, s’écria le 18 mai 1879, à l’occasion d’un banquet commémorant l’abolition de l’esclavage, entouré de Victor Schœlcher – l’auteur du décret de 1848 : « Allez, Peuples ! Emparez-vous de cette terre. Prenez-la. À qui ? À personne. Prenez cette terre à Dieu. Dieu donne la terre aux hommes. Dieu donne l’Afrique à l’Europe. Prenez-la… […] au dix-neuvième siècle, le Blanc a fait du Noir un homme ; au vingtième siècle, l’Europe fera de l’Afrique un monde ». Mes Etoiles Noires, Lilian Thuram, p.129.
Cette dernière raison servira d’alibi à la colonisation jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale.
La conférence de Berlin s’est tenue de novembre 1884 à février 1885, fut organisée par le chancelier Bismarck afin d’établir les règles qui devaient présider au «commerce » avec l’Afrique.
« Voulant régler, dans un esprit de bonne entente mutuelle, les conditions les plus favorables au développement du commerce et de la civilisation dans certaines régions de l’Afrique, […] désireuses, d’autre part, de prévenir les malentendus et les contestations que pourraient soulever à l’avenir les prises de possession nouvelles sur les côtes d’Afrique, et préoccupées en même temps des moyens d’accroître le bien-être moral et matériel des populations indigènes, les puissances européennes ont résolu, sur l’invitation qui leur a été adressée par le Gouvernement impérial d’Allemagne, d’accord avec le Gouvernement de la République française, de réunir à cette fin une conférence à Berlin.
Article premier : Le commerce de toutes les nations jouira d’une complète liberté. […]
Article 5 : Toute puissance qui exerce ou exercera des droits de souveraineté dans les territoires susvisés ne pourra y concéder ni monopole ni privilège d’aucune espèce en matière commerciale.
Article 6 : Toutes les puissances exerçant des droits de souveraineté ou une influence dans lesdits territoires s’engage à veiller à la conservation des populations indigènes et à l’amélioration de leurs conditions morales et matérielles d’existence, et à concourir à la suppression de l’esclavage et surtout de la traite des Noirs. La Liberté de conscience et la tolérance religieuse sont expressément garanties aux indigènes comme aux nationaux et aux étrangers. […]
Christian Grataloup, L’Europe coloniale a fabriqué des ethnies, Sciences et Avenir, juillet / août 2010
Intervention de Jules FERRY le 28 juillet 1885
« J’ai lu, dans les livres savants, des calculs qui chiffrent la perte pour chaque colon qui s’en va et quitte la mère-patrie (…). Mais il n’y a pas que cet intérêt dans la colonisation. Les colonies sont, pour les pays riches, un placement de capitaux des plus avantageux. (…) Je dis que la France, qui a toujours regorgé de capitaux et en a exporté des quantités considérables à l’étranger – c’est par milliards, en effet, qu’on peut compter les exportations de capitaux faites par ce grand pays qui est si riche –, je dis que la France a intérêt à considérer ce côté de la question coloniale.
Ce qui manque à notre grande industrie, que les traités de 1860 ont irrévocablement dirigée dans la voie de l’exportation, ce qui lui manque de plus en plus, ce sont les débouchés (…) La concurrence, la loi de l’offre et de la demande, la liberté des échanges, l’influence des spéculations, tout cela rayonne dans un cercle qui s’étend jusqu’aux extrémités du monde. C’est là un problème extrêmement grave.
(…) A ce point de vue, je le répète, la fondation d’une colonie, c’est la création d’un débouché.
Je dis que la politique coloniale de la France, que la politique d’expansion coloniale, celle qui nous a fait aller, sous l’Empire, à Saigon, en Cochinchine, celle qui nous a conduits en Tunisie, celle qui nous a amenés à Madagascar, je dis que cette politique d’expansion coloniale s’est inspirée d’une vérité sur laquelle il faut pourtant appeler un instant votre attention : à savoir qu’une marine comme la nôtre ne peut pas se passer, sur la surface des mers, d’abris solides, de défenses, de centres de ravitaillement. ( » Très bien ! Très bien ! » Nombreux applaudissements à gauche et au centre.) L’ignorez-vous, Messieurs ? Regardez la carte du monde… et dites-moi si ces étapes de l’Indochine, de Madagascar, de la Tunisie ne sont pas des étapes nécessaires pour la sécurité de notre navigation ? (Nouvelles marques d’assentiment à gauche et au centre.) (…)
(…) Messieurs, il y a un second point, un second ordre d’idées que je dois également aborder, le plus rapidement possible, croyez-le bien : c’est le côté humanitaire et civilisateur de la question.
Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! Il faut dire ouvertement que les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. (…) Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures.
(…) Ces devoirs ont souvent été méconnus dans l’histoire des siècles précédents, et certainement quand les soldats et les explorateurs espagnols introduisaient l’esclavage dans l’Amérique centrale, ils n’accomplissaient pas leur devoir d’hommes de race supérieure. Mais de nos jours, je soutiens que les nations européennes s’acquittent avec largeur, avec grandeur et honnêteté de ce devoir supérieur de la civilisation
(…) Est-ce que vous pouvez nier, est-ce que quelqu’un peut nier qu’il y a plus de justice, plus d’ordre matériel et moral, plus d’équité, plus de vertus sociales dans l’Afrique du Nord depuis que la France a fait sa conquête ? Quand nous sommes allés à Alger pour détruire la piraterie, et assurer la liberté du commerce dans la Méditerranée, est-ce que nous faisions œuvre de forbans, de conquérants, de dévastateurs ?
(…) En regardant comme un piège, comme une aventure toute expansion vers l’Afrique ou l’Orient, vivre de cette sorte pour une grande nation, croyez-le bien, c’est abdiquer (…) «
Débat des 28-31 juillet 1885, entre Jules Ferry, Camille Pelletan et Georges Clemenceau.
« Qu’est-ce que c’est, cette civilisation qu’on impose à coups de canon ? Qu’est-ce, sinon une autre forme de la barbarie ? Est-ce que ces populations de race inférieure n’ont pas autant de droits que vous ? Est-ce qu’elles ne sont pas maîtresses chez elles ? Est-ce qu’elles vous appellent ? Vous allez chez elles contre leur gré, vous les violentez, mais vous ne les civilisez pas. »
« Je passe maintenant à la critique de votre politique de conquêtes au point de vue humanitaire. (…) » Nous avons des droits sur les races inférieures. » Les races supérieures ont sur les races inférieures un droit qu’elles exercent et ce droit, par une transformation particulière, est en même temps un devoir de civilisation. Voilà, en propres termes, la thèse de M. Ferry et l’on voit le gouvernement français exerçant son droit sur les races inférieures en allant guerroyer contre elles et les convertissant de force aux bienfaits de la civilisation. Races supérieures ! Races supérieures ! C’est bientôt dit. Pour ma part, j’en rabats singulièrement depuis que j’ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande, parce que le Français est d’une race inférieure à l’Allemand. Depuis ce temps, je l’avoue, j’y regarde à deux fois avant de me retourner vers un homme et vers une civilisation et de prononcer : homme ou civilisation inférieure ! (…)
Je ne veux pas juger au fond la thèse qui a été apportée ici et qui n’est autre chose que la proclamation de la puissance de la force sur le Droit. L’histoire de France depuis la Révolution est une vivante protestation contre cette unique prétention. C’est le génie même de la race française que d’avoir généralisé la théorie du droit et de la justice, d’avoir compris que le problème de la civilisation était d’éliminer la violence des rapports des hommes entre eux dans une même société et de tendre à éliminer la violence, pour un avenir que nous ne connaissons pas, des rapports des nations entre elles. (…) Regardez l’histoire de la conquête de ces peuples que vous dites barbares et vous y verrez la violence, tous les crimes déchaînés, l’oppression, le sang coulant à flots, le faible opprimé, tyrannisé par le vainqueur ! Voilà l’histoire de votre civilisation ! (…) Combien de crimes atroces, effroyables ont été commis au nom de la justice et de la civilisation. Je ne dis rien des vices que l’Européen apporte avec lui : de l’alcool, de l’opium qu’il répand, qu’il impose s’il lui plaît. Et c’est un pareil système que vous essayez de justifier en France dans la patrie des droits de l’homme !
Je ne comprends pas que nous n’ayons pas été unanimes ici à nous lever d’un seul bond pour protester violemment contre vos paroles. Non, il n’y a pas de droit des nations dites supérieures contre les nations inférieures. Il y a la lutte pour la vie qui est une nécessité fatale, qu’à mesure que nous nous élevons dans la civilisation nous devons contenir dans les limites de la justice et du droit. Mais n’essayons pas de revêtir la violence du nom hypocrite de civilisation. Ne parlons pas de droit, de devoir. La conquête que vous préconisez, c’est l’abus pur et simple de la force que donne la civilisation scientifique sur les civilisations rudimentaires pour s’approprier l’homme, le torturer, en extraire toute la force qui est en lui au profit du prétendu civilisateur. Ce n’est pas le droit, c’en est la négation. Parler à ce propos de civilisation, c’est joindre à la violence, l’hypocrisie. »