Les zoos humains, expositions ethnologiques et villages nègres

– Ces « zoos humains » – où des individus « exotiques » mêlés à des bêtes sauvages étaient montrés en spectacle derrière des grilles ou des enclos – expositions, auxquels succéderont les villages nègres – mise en scène du sauvage sans soucis de vérité scientifique – rencontrèrent un immense  succès populaire à partir du début des années 1870.  L’impact de ces spectacles dans la construction de l’image de l’Autre est déterminant : sous-race, violent, obscurantiste, fétichiste… Une telle « sauvagerie » devait démontrer que la colonisation était une mission civilisatrice et salvatrice.
– Les expositions coloniales : Vecteurs de la « bonne conscience » du colonisateur, les expositions coloniales adoucissent l’image du sauvage au fur et à mesure que s’achèvent la phase de conquête et que la mission civilisatrice, alibi de la colonisation, redevient d’actualité. Même s’il reste clairement inférieur, l’Autre retrouve une humanité et une possibilité d’évolution qui justifie notre mission civilisatrice et ses bienfaits.

Les zoos humains

Au XVIIIe siècle, la pensée encyclopédique a l’ambition de classer les « choses inanimées » et les êtres vivants : c’est le projet du naturaliste Georges Buffon et de son Histoire naturelle générale et particulière (de 1749 à 1804). Les avancées préanthropologiques tentent dans cette perspective de dresser, au début du XIXe siècle, un inventaire des différences humaines, dont le baron Cuvier est la figure emblématique avec ses travaux sur la Vénus hottentote (1815-1817) après qu’elle a été exhibée à Londres et à Paris. Les théoriciens « scientifiques » de la « race » sont cependant loin d’être tous favorables à la colonisation, certains d’entre eux arguant que chaque « race » doit avoir sa propre zone de développement, d’autres craignant les effets du métissage.

À ce versant scientifique s’ajoute une longue lignée de publicistes popularisant l’idée de « race », depuis l’essai du comte de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853- 1855), aux ouvrages à succès de Gustave Le Bon (1841-1931), Georges Vacher de Lapouge (1854-1936) ou Léopold de Saussure (1866-1925). Si leurs avis divergent sur la nécessité de la colonisation, le concept d’inégalité raciale qu’ils contribuent à diffuser pénètre les discours coloniaux, disséminant l’idée d’une « mission civilisatrice » destinée, par la domination coloniale, à hisser progressivement les « peuples inférieurs » jusqu’aux lumières de la civilisation européenne.

Au cours de la constitution d’un domaine colonial immense par la  IIIe République, les Français sont invités à découvrir des « indigènes » lors de manifestations de plus en plus nombreuses. Entre les villages ethniques itinérants, les grandes exhibitions et les pavillons coloniaux dans les expositions régionales, nationales ou universelles, ce ne sont pas moins de trente manifestations qui s’organisent chaque année en France, entre 1880 et 1912. Ces exhibitions d’indigènes s’imposent en France, dans le dernier tiers du XIXe siècle, comme le premier espace de rencontre avec « l’Autre ». Phénomène majeur de la culture de masse, elles se déroulent jusqu’au début des années 1930. Leur succès est dû à la fascination pour les peuples et les contrées exotiques. Ces exhibitions constituent également des dispositifs culturels par lesquels se vulgarise l’idée de « race ». Les anthropologues utilisent d’ailleurs, jusqu’au début du XXe siècle, les « spécimens humains » présentés dans ces « zoos humains » pour leurs propres recherches anthropométriques. Travaux savants, spectacles populaires des « sauvages » (y compris sur les scènes de théâtre ou de music-hall) et discours coloniaux s’articulent de manière complexe et non systématique, délimitant les contours d’un univers mental où la supériorité raciale et culturelle de l’Occident légitime — voire rend nécessaire — la domination coloniale. Mais ces rencontres bouleversent aussi le champ esthétique et artistique, introduisant à bas bruit l’idée de l’existence d’autres cultures et de civilisations riches et complexes.

C’est alors par millions que les Français, de 1877 au début des années 30, vont à la rencontre de l’Autre. Un « autre » mis en scène et en cage. Qu’il soit peuple « étrange » venu de tous les coins du monde ou indigène de l’Empire, il constitue, pour la grande majorité des métropolitains, le premier contact avec l’altérité. L’impact social de ces spectacles dans la construction de l’image de l’Autre est immense. D’autant qu’ils se combinent alors avec une propagande coloniale omniprésente (par l’image et par le texte) qui imprègne profondément l’imaginaire des Français. Pourtant, ces zoos humains demeurent absents de la mémoire collective.

L’apparition, puis l’essor et l’engouement pour les zoos humains résultent de l’articulation de trois phénomènes concomitants : d’abord, la construction d’un imaginaire social sur l’autre (colonisé ou non) ; ensuite, la théorisation scientifique de la « hiérarchie des races » dans le sillage des avancées de l’anthropologie physique ; et, enfin, l’édification d’un empire colonial alors en pleine construction.

Bien avant la grande expansion coloniale de la IIIe République des années 1870-1910, qui s’achève par le tracé définitif des frontières de l’Empire outre-mer, s’affirme, en métropole, une passion pour l’exotisme et, en même temps, se construit un discours sur les « races » dites inférieures au croisement de plusieurs sciences. Certes, la construction de l’identité de toute civilisation se bâtit toujours sur des représentations de l’autre qui permettent – par effet de miroir – d’élaborer une autoreprésentation, de se situer dans le monde.

En ce qui concerne l’Occident, on peut déceler les premières manifestations de cela dans l’Antiquité (la catégorisation du « barbare », du « métèque » et du citoyen), idée à nouveau portée par l’Europe des croisades, puis lors de la première phase d’explorations et de conquêtes coloniales des XVIe et XVIIe siècles. Mais, jusqu’au XIXe siècle, ces représentations de l’altérité ne sont qu’incidentes, pas forcément négatives et ne semblent pas pénétrer profondément dans le corps social.

Avec l’établissement des empires coloniaux, la puissance des représentations de l’autre s’impose dans un contexte politique fort différent et dans un mouvement d’expansion historique d’une ampleur inédite. Le tournant fondamental reste la colonisation, car elle impose la nécessité de dominer l’autre, de le domestiquer et donc de le représenter comme inférieur.

Aux images ambivalentes du « sauvage », marquées par une altérité négative mais aussi par les réminiscences du mythe du « bon sauvage » rousseauiste, se substitue une vision nettement stigmatisante des populations « exotiques ». La mécanique coloniale d’infériorisation de l’indigène par l’image se met alors en marche, et, dans une telle conquête des imaginaires européens, les zoos humains constituent sans aucun doute le rouage le plus vicié de la construction des préjugés sur les populations colonisées. La preuve est là, sous nos yeux : ils sont des sauvages, vivent comme des sauvages et pensent comme des sauvages. Ironie de l’histoire, ces troupes d’indigènes qui traversaient l’Europe (et même l’Atlantique) restaient bien souvent dix ou quinze ans hors de leurs pays d’origine et acceptaient cette mise en scène… contre rémunération. Tel est l’envers du décor de la sauvagerie mise au zoo, pour les organisateurs de ces exhibitions : le sauvage, au tournant du siècle, demande un salaire.

Les « zoos humains » se trouvent ainsi au confluent d’un racisme populaire et de l’objectivation scientifique de la hiérarchie raciale, tous deux portés par l’expansion coloniale. Remarquable indice de cette confluence, les « exhibitions ethnologiques » du Jardin zoologique d’acclimatation sont légitimées, comme nous l’avons vu, par la Société d’anthropologie et par la quasi-totalité de la communauté scientifique française. Même si, entre 1890 et 1900, la Société d’anthropologie devient nettement plus circonspecte quant au caractère « scientifique » de tels spectacles, elle ne peut qu’apprécier cet afflux de populations qui lui permettent d’approfondir ses recherches sur la diversité des « espèces ». La rupture va naître finalement de l’importance croissante donnée à ces divertissements appréciés du public, et surtout à leur caractère de plus en plus populaire et théâtral.

Il faut dire que ces spectacles – mais aussi les exhibitions au Champ-de-mars et aux Folies-Bergère – se structurent sur une mise en scène de plus en plus élaborée de la « sauvagerie » : accoutrement baroque, danses frénétiques, simulation de « combats sanguinaires » ou de « rites cannibales », insistance des programmes publicitaires sur la « cruauté », la « barbarie » et les « coutumes inhumaines » (sacrifices humains, scarifications…).

Entre « eux » et « nous », une barrière infranchissable Tout converge pour qu’entre 1890 et la première guerre mondiale une image particulièrement sanguinaire du sauvage s’impose. Ces « spectacles » – construits sans aucun souci de vérité ethnologique, est-il besoin de le préciser – renvoient, développent, actualisent et légitiment les stéréotypes racistes les plus malsains qui forment l’imaginaire sur l’« autre » au moment de la conquête coloniale. Effectivement, il est essentiel de souligner que la « fourniture de ces indigènes » suit étroitement les conquêtes de la République outre-mer, recevait l’accord (et le soutien) de l’administration coloniale et contribuait à soutenir explicitement l’entreprise coloniale de la France.

Ainsi, des Touaregs furent exhibés à Paris durant les mois suivant la conquête française de Tombouctou en 1894 ; de même, des Malgaches apparurent une année après l’occupation de Madagascar ; enfin, le succès des célèbres amazones du royaume d’Abomey fait suite à la très médiatique défaite de Behanzin devant l’armée française au Dahomey. La volonté de dégrader, d’humilier, d’animaliser l’autre – mais aussi de glorifier la France outre-mer à travers un ultranationalisme à son apogée depuis la défaite de 1870 – est ici pleinement assumée et relayée par la grande presse, qui montre, face aux colonisateurs, des « indigènes » déchaînés, cruels, aveuglés de fétichisme et assoiffés de sang. Les différentes populations exotiques tendent ainsi à être toutes montrées sous ce jour peu flatteur : il y a un phénomène d’uniformisation par la caricature de l’ensemble des « races » présentées, qui tend à les rendre presque indistinctes. Entre « eux » et « nous », une barrière infranchissable est désormais dressée!

Les mises en scène sont ici beaucoup plus « ethnographiques », et les « villages » ressemblent à des décors de carton-pâte dignes des productions hollywoodiennes de l’époque sur l’« Afrique mystérieuse (8) ». On admire les productions locales et l’« artisanat » commercialisé (sans doute l’un des tout premiers « arts nègres » destinés au grand public !), des formes particulières d’organisation sociale sont progressivement reconnues, quand bien même elles sont généralement montrées comme les traces d’un passé que la colonisation doit impérativement abolir. Les reconstitutions fantaisistes de « danses indigènes » ou les épisodes historiques fameux s’espacent et s’estompent.

Une autre conjoncture se dessine : le « sauvage » (re)devient doux, coopératif, à l’image à vrai dire d’un Empire qu’on veut faire croire définitivement pacifié à la veille de la première guerre mondiale. A cette époque, les limites territoriales de l’Empire sont en effet tracées. A la conquête succède la « mission civilisatrice », discours dont les expositions coloniales se feront les ardents défenseurs. Au militaire succède l’administrateur. Sous l’influence « bénéfique » de la France des Lumières, de la République colonisatrice, les « indigènes » sont replacés au bas de l’échelle des civilisations, alors que la thématique proprement raciale tend à s’effacer. Les villages nègres remplacent les zoos humains. L’indigène reste un inférieur, certes, mais il est « docilisé », domestiqué, et on découvre chez lui des potentialités d’évolution qui justifient la geste impériale.

1925 : Exemple de village nègre en Suisse

Entre 1890 et 1930, la Suisse a connu plusieurs exhibitions ethnologiques de types zoos humains et village nègre. Pour un pays qui n’a jamais eu de colonie, l’attrait pour ces manifestations montre combien la contagion du racisme aura été forte : la curiosité, l’exotisme et l’attrait scientifique ont suffi.

En 1925, le village nègre fait partie d’un ensemble appelé Parc de Plaisance et se présente sous la forme d’un groupe de baraques avec une mosquée qui retient l’attention. Comme cela se faisait couramment à l’époque, les visiteurs circulent librement dans le village.

Les habitants du village ne sont pas vraiment considérés comme des animaux en cage et peuvent même sortir de l’enceinte, pourvu qu’ils ne soient pas trop en contact avec la vie européenne. La raison de cette autorisation est simple : une fois dehors, ils constituent des supports de publicité vivants. Les fêtes religieuses attirent le public, notamment celle qui marque le début de l’année du calendrier musulman. Elles sont agrémentées de musique, de danses, de chants, de flambeaux…

Mais l’élément le plus important, peut-être, c’est la conférence donnée par Emile Yung, anthropologue à Genève, à partir de sujets vivant au village. La conférence s’intitule : « Caractéristiques anthropologiques de la race nigritique étudiées sur quelques-uns de ses représentants du Soudan occidental — Parenté de cette race avec les autres nègres africains, sa distribution géographique ». Elle se déroule le 11 juillet. Au pied de la chaire, quinze membres du village nègre : hommes, femmes et enfants, choisis par le conférencier. Son exposé repose sur l’anatomie comparée : la peau, puis la tête et le volume crânien, le pied, le nez et les cheveux.

Ainsi, ce “zoo humain” répond à la curiosité du quidam, qui à cette époque ne voyage pas,  mais aussi — et c’est plus troublant — à celle du scientifique. La filiation entre science des races et racisme populaire est une réalité qu’illustre bien cet exemple.